21.
Lola écarta doucement la frange noire qui lui retombait sur le front, puis, cherchant désespérément le meilleur arrangement, elle la remit en place tout en éparpillant un peu ses cheveux. Elle poussa un soupir. Elle n’aimait pas son front. Elle le trouvait trop grand et elle n’arrivait jamais à trouver une coiffure qui le dissimulât correctement. Elle fixa son visage dans le miroir ovale de la salle de bain, puis soutint son propre regard, comme pour se défier elle-même. Ses yeux étaient encore rouges et brillants.
Mais qu’est-ce que tu fous, ma fille ?
Elle avait passé la soirée à pleurer, comme elle le faisait trop souvent, ces jours-ci. En rentrant de la librairie, elle s’était assise sur son clic-clac et s’était laissée flotter vers ce territoire sombre qui, chaque fois, la faisait chavirer. C’était comme une drogue, un rituel idiot. Elle insérait dans la chaîne hi-fi ce CD où elle avait elle-même compilé tous les morceaux de musique qui avaient marqué des moments forts de sa relation avec Ari, puis, les pieds recroquevillés sous les fesses, enfoncée dans le canapé, elle relisait ses lettres. Ces si belles lettres qu’il lui avait envoyées, au tout début, débordantes de phrases et de rêves délicieux, des lettres d’adolescent à peine fardées par les mots abandonnés d’un adulte raisonnable et cultivé. Tout à la fois naïves et sincères, elles célébraient cet amour passionnel, inattendu, qui les avait bouleversés l’un et l’autre, et trahissaient déjà l’angoisse d’un avenir flou, peut-être impossible. Je ne sais pas où on va, mon petit dauphin, mais la route est si belle ! Elle avait versé tant de larmes sur ces grandes feuilles blanches que, ici et là, un mot disparaissait sous une tache d’encre diluée ; peu importait puisqu’elle les connaissait par cœur. Elle aurait pu réciter chaque phrase les yeux fermés, la voix d’Ari résonnant à travers ses propres lèvres.
Comme elle se sentait stupide !
Pourquoi ce besoin de replonger dans des souvenirs dont elle savait pourtant qu’ils ne pourraient lui faire que du mal ? C’était comme si elle éprouvait l’intime obligation de faire renaître cette peine, de la revivre dans une célébration autodestructrice. Elle s’abandonnait à corps perdu et se noyait dans ses pleurs pendant de longues soirées. Peut-être était-ce, à long terme, le remède dont elle avait besoin. Se faire du mal pour se faire du bien.
Il y avait ce morceau sur lequel ils avaient fait l’amour pour la première fois. Glory Box, ballade envoûtante du groupe de trip hop anglais Portishead. Dès la première note, elle savait que cette musique lui tirerait des larmes douloureuses qui lui brûleraient la gorge jusqu’à la faire suffoquer. Puis les paroles du refrain redoubleraient le flot de ses pleurs…
Give me a reason to love you,
Give me a reason to be… a woman ![7]
Pourtant elle l’écoutait jusqu’au bout, et parfois même une seconde fois. Et elle pleurait plus fort encore.
À présent, debout dans sa salle de bain, la poitrine serrée dans un soutien-gorge noir, son corps fragile appuyé contre le lavabo, elle se demandait pourquoi. Et jusqu’à quand. Jusqu’à quand durerait ce refus d’oublier. Ses amis, depuis tout ce temps, s’étaient lassés de lui demander de passer à autre chose et d’envoyer Ari au diable. Sa propre mère, quand elle daignait l’appeler de Bordeaux, semblait chaque fois plus désespérée de constater que sa fille restait enfermée dans cette abnégation. Tu n’as qu’à revenir à Bordeaux, Dolores. Je t’avais bien dit que tu n’aurais pas dû t’en aller. Et ça t’apprendra à aller avec des types plus vieux que toi. Je savais bien que c’était un salaud, celui-là. Sortir avec une gamine ! Cela faisait presque un an que tout le monde lui disait que c’était ridicule, qu’elle était ridicule. Mais Lola en avait assez d’écouter les autres, d’écouter sa mère. Elle voulait vivre enfin à sa manière, indépendante. Et tant pis si c’était douloureux. Au moins, elle avait, pour la première fois, le sentiment de choisir.
Car voilà… Elle aimait Ari plus que tout et, quelque part au fond de son âme, elle savait que c’était Lui, et que ce ne serait jamais personne d’autre. Ça, nul ne pouvait l’entendre, nul ne pouvait le comprendre. Ces choses-là ne s’expliquent pas. Malgré tout ce qui les séparait, malgré cette porte close qui ne s’ouvrirait peut-être jamais plus, elle savait qu’il était l’homme de sa vie. Il était tout simplement celui qui lui donnait ces foutus papillons dans le ventre.
Mais il fallait croire qu’elle n’était pas faite pour le bonheur. Cette idée était stupide, elle le savait. La fatalité n’existe que quand on croit en elle, disait ce texte de Simone de Beauvoir que Lola avait affiché dans ses toilettes, au milieu des cartes postales. Pourtant elle avait fini par se persuader qu’elle ne pourrait jamais être heureuse. Quand elle avait quitté Bordeaux pour monter à la capitale, elle s’était dit que sa chance allait enfin tourner. Elle avait cru laisser derrière elle toutes les blessures profondes d’une adolescence catastrophique : divorce violent de ses parents, décès de son petit frère et cette sale, sale histoire dont elle taisait le nom, même en souvenir, car cet homme lui avait fait l’indicible. Elle en gardait une large cicatrice sur le poignet droit mais, en arrivant à Paris, elle avait eu la certitude de pouvoir enfin repartir de zéro et s’ouvrir à une vie simple et sans bagages. Elle était venue chercher ici ce qu’elle croyait être son droit le plus fondamental, le droit au bonheur, et à peine l’avait-elle touché du doigt qu’il lui avait échappé. Alors comment y croire encore ? Elle se voyait déjà vieillir seule, incapable de cicatriser, condamnée à relire ces lettres encore et encore dans la solitude cruelle de son appartement.
Il allait bien falloir qu’elle avance, qu’elle vive un peu, comme lui disaient ses amies. Alors ce soir elle avait décidé de sortir, de rejoindre « les miss ». Et peut-être même qu’elle chercherait quelqu’un, comme ça, pour la nuit, pour oublier, pour se sentir désirée. Trouver un garçon, pour une fille comme Lola, rien n’était plus aisé. Mais garder celui qu’elle aimait…
Elle enfila son haut noir échancré, l’ajusta, lissa le fin tissu sur ses hanches, puis se maquilla pour masquer la mine terrible que lui avaient donnée les pleurs.
À cet instant, la sonnerie de son interphone retentit dans l’entrée.